Brighelli - De quoi meurent les civilisations ?

Alors que le thème de l'immigration s'impose dans les programmes, Brighelli a lu "Les Derniers Jours", qui relate la chute de l'Empire romain d'Occident.

Par

L'empereur Caracalla : son édit en 212 accorde la citoyenneté romaine à tout homme libre de l'empire. Une mesure délétère, selon Michel De Jaeghere. © Rama, Cc-by-sa-2.0-fr

Temps de lecture : 6 min

Parmi les gros pavés à apporter en vacances, je ne saurais trop vous recommander Les Derniers Jours-La Fin de l'Empire romain d'Occident, paru à la fin 2014 aux Belles Lettres. En 600 pages érudites et fort bien écrites (est-ce parce que l'auteur, Michel De Jaeghere, est d'abord journaliste avant d'être historien qu'il sait raconter ?), on nous dit tout sur l'un des plus grands bouleversements civilisationnels de l'histoire de l'humanité : comment en 200 ans, entre les IVe et Ve siècles, un empire sûr de lui et dominateur, comme aurait dit de Gaulle, a cédé sous les coups d'une nuée de barbares, qui auraient laissé aux anciens Romains leurs yeux pour pleurer s'ils ne les leur avaient préalablement arrachés.

Invasions ou migrations ?

Comme nous vivons nous-mêmes dans un monde en proie à toutes les menaces et que, comme le disait si bien Valéry, "nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles", Mme Vallaud-Belkacem a pensé qu'il fallait vraiment insister sur la question de l'immigration "chance pour la France" : nos bambins, si l'on en croit les programmes miraculeusement issus en avril dernier de ce que la France a de pire en matière d'historiens, étudieront la question en CM1 (les vagues migratoires du Ve au Xe siècle), en sixième (un tiers de l'année est censé être consacré à "la longue histoire de l'humanité et des migrations", thème repris plus tard dans "romanisation et débuts du christianisme" ) et en cinquième ("l'islam : débuts, expansion, sociétés et cultures" et "les empires byzantin et carolingien entre Orient et Occident"). Il fallait au moins ça.

La newsletter débats et opinions

Tous les vendredis à 7h30

Recevez notre sélection d’articles tirée de notre rubrique Débats, pour comprendre les vrais enjeux du monde d’aujourd’hui et de notre société

Votre adresse email n'est pas valide

Veuillez renseigner votre adresse email

Merci !
Votre inscription à bien été prise en compte avec l'adresse email :

Pour découvrir toutes nos autres newsletters, rendez-vous ici : MonCompte

En vous inscrivant, vous acceptez les conditions générales d’utilisations et notre politique de confidentialité.

Il faut voir ce qui est à l'œuvre dans cette présentation quelque peu biaisée. Michel De Jaeghere précise que "l'appellation même de grandes invasions, par quoi notre historiographie désigne les invasions barbares", est distincte de l'appellation allemande Völkerwanderung, qui signifie "migration de peuples". Forcément : les Allemands ne vont pas s'appeler eux-mêmes barbares - puisque les barbares, en l'occurrence, c'étaient eux, les Germains. Tout comme les assassins qui sévissent de l'autre côté de la Méditerranée (et ici aussi de temps en temps) pensent être de vrais croyants. Dans le choix des termes, on devine l'orientation que la nouvelle historiographie officielle made in Rue de Grenelle entend donner aux programmes que le ministre a commandés.

Le suicide d'une civilisation

Le livre qui est un vrai livre d'histoire, l'auteur a eu tellement peur de passer pour un "journaliste" (terme éminemment méprisant dans la bouche de nos modernes profs d'histoire) qu'il étaie chacune de ses affirmations, chacun des faits énoncés, de mille et une références antiques et modernes - la bibliographie est particulièrement riche. Mais sans que cela alourdisse la lecture - miracle d'une narration parfaitement maîtrisée.

Qu'apprenons-nous, béotiens que nous sommes ? Que, comme le disait René Grousset en 1946 dans son Bilan de l'histoire, "aucune civilisation n'est détruite du dehors sans s'être tout d'abord ruinée elle-même, aucun empire n'est conquis de l'extérieur qu'il ne se soit préalablement suicidé". Il ne s'agit plus, cette fois, d'un "suicide français" : c'est une civilisation entière qui est poussée vers la sortie.

Les barbares (rappelons encore une fois que ce mot grec signifiait, à l'origine, "ceux qui ne parlent pas grec") ont été invités dans l'empire. Plus d'un million d'immigrés (des Goths, des Huns, des Alains, des Vandales) sont entrés pacifiquement en deçà du limes, cette ligne de fortifications naturelles (Rhin et Danube) ou artificielles qui jalonnait la frontière nord de l'empire. Ils sont venus faire à Rome toutes sortes de métiers, à commencer par celui des armes : après l'édit de Caracalla (212) qui donnait la citoyenneté romaine à tous les habitants de l'empire, les candidats à l'enrôlement se sont raréfiés - puisqu'on n'avait plus besoin d'avoir recours à un très long service sous les aigles romaines pour acquérir une citoyenneté que l'on vous avait décernée d'emblée. D'où la nécessité de faire appel à des mercenaires : les Huns, ces Asiates, qui ont poussé devant eux les multiples peuplades effarées de leur férocité, ont été à maintes reprises des auxiliaires précieux des armées romaines, avant de leur tailler des croupières pour leur compte. L'empire était trop beau, il avait, comme dit Giraudoux, "des dieux et des légumes trop dorés" pour ne pas faire envie à des tribus qui vivaient de rapines dans des steppes et des fondrières.

Évidemment, ces étrangers infiltrés, bien qu'ils se soient parfois romanisés à l'extrême, ont accueilli favorablement leurs anciens congénères lorsqu'à partir de la fin du IVe siècle les frontières ont commencé à craquer de toutes parts. Si cela vous évoque quelque chose et si vous pensez soudain que l'étude de l'histoire est pleine d'enseignements politiques pour le temps présent, ce n'est pas ma faute. Ni celle de l'auteur.

Des rapprochements qui se font tout seuls

Michel De Jaeghere n'a pas besoin d'inciter aux rapprochements : ils se font tout seuls. Les Romains ne font plus d'enfants, contrairement aux barbares. De grands latifundiaires ont accaparé l'essentiel des richesses, et envoyé dans les villes des foules désœuvrées et affamées. Le manque de bras explique le recours à l'immigration, et à la servitude volontaire de barbares qui travaillent les champs de leurs nouveaux patrons avant de s'en rendre maîtres. L'école romaine n'est plus accessible qu'à des élites, le reste de la plèbe parle une langue de jour en jour plus corrompue. Les intérêts individuels l'emportent sur l'intérêt collectif. Si les appareils photo existaient à l'époque, les Romains de la décadence ne feraient plus que des selfies.

Et surtout, l'empire a atteint une taille critique qui le rend indéfendable. L'Empire romain d'Orient a plus de cohésion - et quand les Arabes, au VIIe siècle, auront conquis l'Égypte, le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, il résistera longtemps, ramené à ses frontières naturelles, aux incursions de l'islam triomphant -, il faudra les Turcs pour qu'il s'effondre tout à fait, 800 ans plus tard. Tout rapport avec une Europe qui s'est gonflée comme la grenouille de la fable, acceptant dans l'enthousiasme des nouveaux venus qui n'avaient ni les finances ni la culture adéquates, serait bien sûr exagéré.

Un miroir terrifiant

Les historiens de profession reprocheront sans doute à Michel De Jaeghere d'être journaliste. Et à moi de célébrer - vraiment, il le mérite - un ouvrage écrit par quelqu'un qui travaille au Figaro et à Valeurs actuelles. Peu me chaut. C'est un remarquable ouvrage, qui se lit comme un roman - le roman de la fin des fins, qui en ce sens nous tend un miroir terrifiant.

Je l'ai lu alors que je mettais la dernière main à un livre à sortir à la rentrée, intitulé Voltaire ou le djihad, et consacré à la mort de la culture européenne. J'y ai trouvé de quoi alimenter mes soupçons. Comme disait Platon dans La République : "Lorsque les pères s'habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu'ils ne reconnaissent plus au-dessus d'eux l'autorité de rien ni de personne, alors c'est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie." Et les grandes invasions peuvent dès lors commencer, l'empire ne contre-attaquera plus, il leur a ouvert la porte.

 

Michel De Jaeghere, Les Derniers jours- La fin de l'Empire romain d'Occident, Les Belles Lettres, 2014.

À ne pas manquer

Ce service est réservé aux abonnés. S’identifier
Vous ne pouvez plus réagir aux articles suite à la soumission de contributions ne répondant pas à la charte de modération du Point.

0 / 2000

Voir les conditions d'utilisation

Commentaires (17)

  • liberda

    Et dire qu'il y en a encore beaucoup qui ne veulent rien entendre !
    Merci Monsieur Brighelli pour votre clairvoyance et votre courage.
    Nous ne sommes pas assez nombreux, malheureusement, et cela se voit, même chez les lecteurs du Point, (alors... Voir ailleurs... , ) pour sauver la France, à défaut de sauver l'Europe !

  • enolane

    Mais je doute très fortement que notre civilisation puisse être détruite par la force, sauf si des islamistes parvenaient à mettre la main sur des milliers de bombes à hydrogène et les placer dans chaque ville et village ! Le danger pour notre civilisation n'est pas sa destruction, mais sa transformation progressive, jusque au jour où elle sera devenue une civilisation complètement différente. Ses ennemis, car elle en a, jouent un jeu bien plus sournois, testant les faiblesses toujours plus nombreuses dont elle fait preuve et les exploitant au maximum.

    Autre danger, lié à celui-ci d'ailleurs : la théorie du grand remplacement. Qu'une telle théorie puisse s'appliquer, de nos jours, à un pays entier n'est pas concevable. MAIS il est facile de constater que c'est en train devenir une réalité dans un certain nombre de quartiers, villes, voire départements. Face à ce constat, on peut être fondé à croire que ce n'est qu'une question de temps (beaucoup de temps sans doute) avant que cette théorie ne devienne réalité. Ce qui est tout sauf rassurant.

  • franchi

    Elle fût vaincue. La société française décadente, centrée sur " mon plaisir individuel ici et maintenant ! ", sera remplacée par les ordes de " barbars " affamés, déferlantes, sans Smic, ni Cmu, ni autres " protections sociales ", lequells protègent les gens des efforts personnels à fournir pour survivre.

Abonnement Le Point