critique

Caroline Fourest et Inna Shevchenko, une romance militante

Femen, la guerre des «sextrémistes»dossier
L'essayiste et journaliste militante publie un récit sur la leader des Femen, où elle mêle enquête et histoire de sa «romance» avec la jeune Ukrainienne.
par Quentin Girard
publié le 21 janvier 2014 à 7h39

Sur les Femen, ce n'est pas le premier documentaire ni ouvrage qui paraît, mais c'est sans doute le plus intime. Dans Inna, qui sort cette semaine chez Grasset, Caroline Fourest raconte la vie d'Inna Shevchenko et, à travers elle, du mouvement féministe d'origine ukrainienne. Avec une touche supplémentaire par rapport aux biographies habituelles: la description, à mots plus ou moins couverts, d'une romance amoureuse entre la journaliste militante et l'activiste.

Caroline Fourest ne s'en cache pas. Elle est très proche de ces militantes depuis l'arrivée d'Inna Shevchenko, en août 2012, à Paris. Elle les a suivies lors de nombreuses actions et a réalisé sur elles un documentaire avec Nadia El Fani, Nos Seins, Nos Armes. Mais, ce qu'on ne connaissait pas, ce sont les relations intimes qui se sont nouées au fil du temps entre les deux femmes. Peut-être est-ce l'ambiance actuelle, l'affaire Hollande/Gayet, qui nous pousse à nous intéresser particulièrement à cet aspect de l'ouvrage, mais il faut dire que tout est fait pour attiser notre curiosité. «Tour à tour enquêtrice, conseillère, amie, amoureuse et femme libre, Caroline Fourest raconte à la fois ses doutes, leur combat et leur romance. Et pour la première fois, se livre», annonce la quatrième de couverture.

Tadada, suspense, petite musique dramatique, forcément, si on aime les gossips, cela donne envie de lire. Caroline Fourest va ainsi, pour entretenir l’attention, saupoudrer son ouvrage de révélations plus ou moins contrôlées sur leur idylle, qu’elle espère naissante. Cela surprend, évidemment. Mais c’est aussi une forme d’honnêteté. Combien de biographes ont publié un livre sur une personne connue sans préciser qu’ils en étaient tombés amoureux, voire plus ?

On observe une confrontation entre deux mondes. L'essayiste connue du Tout-Paris qui en un coup de fil peut joindre ministres, députés et médecins célèbres et qui dîne au Procope à Odéon et, de l'autre, la jeune frondeuse qui mange des boîtes de thons, ne boit pas d'alcool, ne fume pas et vit dans un squat. D'un côté une «lanceuse d'alerte», lesbienne et libre sexuellement, qui se voit comme une presque sage à 37 ans et materne du haut de son expérience cette petite jeune de 22 ans, hétéro et possessive, en amour comme en tout.

On lit cette biographie comme un roman, dans l'attente des moments où l'auteure consentira à donner quelques détails secrets. Comme lorsqu'elles se retrouvent seules, après l'affrontement contre Civitas en marge d'une manif contre le mariage homo et qu'elles se disent au revoir. «Inna se serre contre moi. […] Mes bras l'enlacent, mes mains parcourent son dos et respirent son être. Nos lèvres se frôlent et son menton s'esquive. A cause de sa dent cassée, ou de cette peur panique qui la gagne quand elle croit s'abandonner», écrit-elle. Quelques dizaines de pages plus loin, elles se disputent, Inna Shevchenko ne comprend pas la relation libre entre Caroline Fourest et sa compagne Fiammetta Venner, un pacte à la «Sartre-Beauvoir». «Dans un taxi, je lui écris un SMS, qui reste sans réponse. Le lendemain, après de longues heures passées sans se parler, ce qui n'est pas souvent arrivé, je reçois enfin un texto. "Tu me manques". "Moi aussi. Terriblement"».

L’Education sentimentale

L'intérêt littéraire en moins, l'actualité en plus, cela fait parfois penser à L'Éducation sentimentale de Flaubert. Pendant toute la lecture, on attend de savoir, si, oui ou non, Caroline Fourest/Frédéric Moreau va conclure. Pour le reste, les actions, le mode de militantisme, l'argent, on apprend peu de chose par rapport à ce qui a déjà été publié: des détails, des couleurs, des moments. Le rôle de Viktor Sviastki, l'ami/amant/mentor/dictateur des Femen à Kiev, dont l'existence a été révélée par le documentaire L'Ukraine n'est pas un bordel, est évacué assez vite. Tout est fait pour montrer qu'«Inna» a été celle qui a été capable de briser le lien et de créer à Paris le véritable mouvement, libéré, en théorie, de tout patriarcat, «Femen 2».

Le portrait de l'activiste est assez fidèle à celui qu'on a déjà pu lire: une moine soldate prête à mourir pour ses idées exerçant une emprise très forte sur les militantes françaises. Si l'ensemble de l'ouvrage est une allégorie d'Inna Shevchenko, Caroline Fourest n'hésite pas à se démarquer du mouvement de temps en temps. Que ce soit pour l'action de Notre-Dame ou celle de la Mosquée de Paris, elle juge que les activistes ne réfléchissent pas toujours assez, qu'elles agissent sans réfléchir aux conséquences ni au danger. Dans l'Éducation sentimentale, madame Arnoux finit par «s'offrir» à Frédéric Moreau. Il est désappointé, c'est arrivé trop tard, il n'en a plus envie. Dans son ouvrage, l'essayiste semble anticiper cette déception, elle a peur de s'être trompée, que les Femen tombent un jour dans la violence et qu'on le lui reproche ensuite. Elle écrit une lettre à Inna: «Combien de jeunes fanatiques, avant toi, prétendaient se sacrifier pour les autres et ont fini par tuer l'humanité ? […] Ta révolution sans amour ne me fait pas envie, Inna, et tue mon désir pour toi». Elle ne l'envoie jamais.

Le livre s'achève sur la fin de l'été 2013, ambiance mélo. Elles se parlent un peu moins à cette époque; Caroline Fourest a passé les vacances avec Fiammetta Venner. Elle fait tout de même relire le manuscrit à Inna Shevchenko. «Tu en dis trop sur nous. Atténue, enlève. Garde un peu de mystère. Qu'on ne sache pas jusqu'où est allée notre relation», lui demande l'Ukrainienne. «Quoi d'autre?», répond la journaliste militante. «Caroline, je crois que je vais mourir. Mais c'est bien. Avec ce livre, au moins, tu te souviendras de moi». L'ouvrage se termine, rideau. On se demande à quoi servent ces révélations sur une romance déçue (au téléphone, Inna Shevchenko nous explique qu'elle est hétéro, que c'est seulement la manière de voir de Caroline Fourest et qu'il n'y a eu qu'une connexion intellectuelle, pas sexuelle). Mais on est bien conscient que, sans cela, on n'aurait pas lu l'ouvrage. On ne sait plus trop où on est: dans le journalisme, l'autofiction, la tragicomédie à l'eau de rose, autre chose d'hybride. Drôle d'époque qui mélange tout.

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