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Enquête

Pourquoi les Japonais se tuent-ils au travail ?

Par Yann Rousseau

Publié le 17 janv. 2017 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Le suicide d'une jeune femme de vingt-quatre ans relance dans le pays le débat sur le surmenage, qui fait chaque année des milliers de victimes et handicape la croissance nippone.

Depuis plusieurs semaines, la jeune femme de vingt-quatre ans postait ses appels au secours sur son compte Twitter. « Je n'ai plus d'émotions. Je veux seulement dormir », écrivait, en octobre 2015, Matsuri Takahashi, qui avait débuté, en avril, dans l'une des divisions chargées des campagnes digitales de la prestigieuse agence de publicité Dentsu, à Tokyo. « Je suis encore sur le pont samedi et dimanche. Je veux juste mourir », postait l'ancienne étudiante en lettres tout juste diplômée, avant de se plaindre de sa charge de travail, de l'absence de sommeil et du mépris de ses chefs. Puis, le 16 décembre, un autre message désespéré. « Mais que restera-t-il si je réussis à surmonter ces journées si stressantes et mes pensées de mort. » L'un de ses derniers tweets. Le soir du 25 décembre 2015, elle grimpait sur la balustrade d'un balcon du troisième étage du dortoir pour femmes où la logeait son entreprise et se jetait dans le vide.

Après plusieurs mois d'enquête, l'inspection du travail a conclu, en octobre, que le suicide de Matsuri Takahashi avait bien été provoqué par le surmenage, ou « karoshi », qui frappe, chaque année, des millions d'employés japonais. Sur le seul mois allant du 9 octobre au 7 novembre, la jeune femme avait déclaré 105 heures supplémentaires en plus des 40 heures officielles prévues dans son contrat. D'autres heures supplémentaires n'auraient pas été enregistrées par sa direction, comme c'est souvent le cas. Plusieurs jours consécutifs, elle n'avait pu dormir que deux heures par nuit pour revenir travailler à l'aube, sous la pression de son manager, qui se moquait de « ses yeux injectés de sang et de ses cheveux mal arrangés ».

Grâce aux conclusions de l'inspection du travail, la famille de la jeune femme va obtenir une compensation et le dossier va être étudié par un procureur afin d'éventuellement sanctionner la direction de Dentsu pour des infractions au droit du travail. Avant la fin janvier, Tadashi Ishii, le président du géant de la publicité, qui avait orchestré l'expansion de la firme à l'international et notamment le rachat en 2012 d'Aegis, va remettre sa démission au conseil d'administration. « Je me sens responsable. Je n'ai pas su contenir ces surcharges de travail et instaurer de bons standards », a confié le dirigeant. Maintes fois, son groupe, réputé particulièrement dur, avait été averti pour ses abus. Dès 2000, la Cour suprême, qui avait été appelée à statuer sur le suicide par pendaison d'un autre jeune salarié de Dentsu, avait dénoncé « les conditions de travail affreuses » au sein de l'agence. « Oui, ils sont exigeants mais ce ne sont pas les seuls. On retrouve ça ailleurs », confie une ancienne salariée, passée il y a trois ans dans une société européenne moins astreignante.

« Partie émergée de l'iceberg »

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Les pages de faits divers des journaux et les statistiques le confirment. Le « karoshi » frappe des milliers de sociétés de toute taille au Japon. Dans son premier Livre blanc consacré au surmenage, le ministère du Travail et de la Santé avait révélé en octobre dernier que 23 % des 1.743 entreprises sondées avaient, dans leurs effectifs, des salariés déclarant plus de 80 heures supplémentaires chaque mois. Pis, 12 % des directions reconnaissaient de nombreux cas dépassant les 100 heures supplémentaires. Dans les secteurs des technologies de l'information ou du transport routier, qui affirment souffrir de pénurie de main-d'oeuvre, les cas de surmenage touchent 40 % des employés.

Officiellement, sur l'année fiscale 2015, 96 travailleurs seraient décédés d'un accident cardiaque ou cérébral provoqué par le surmenage. Le « karoshi » a encore été reconnu pleinement responsable de 93 suicides ou tentatives de suicide, par les inspecteurs du travail. Au-delà de ces cas qui donnent droit à des compensations, 2.159 suicides ont été, la même année, selon la police, en partie motivés par un stress professionnel. « Je crois toutefois que ce n'est que la partie émergée de l'iceberg », confie Naohiro Yashiro, professeur à la Showa Women's University de Tokyo. Pour Hiroshi Kawahito, le secrétaire général du Conseil national de défense des victimes du « karoshi », les cas seraient au moins dix fois plus nombreux que ce que les institutions avancent. « Le gouvernement organise plein de symposiums et fait des affiches sur le problème, mais c'est de la propagande », s'agaçait, l'an dernier, l'avocat.

S'il est saisi par la multiplication des affaires dramatiques, le pays peine toujours à expliquer son rapport très particulier au travail, qui pousse les employés à temps plein à sacrifier, chaque année, en moyenne 9 des 18 jours de congés payés prévus dans leur contrat, en plus de nombreuses soirées. Les jeunes employés de moins de 40 ans assurent que les heures supplémentaires sont, avant tout, un moyen de compenser des salaires de base plutôt faibles. « Les salaires ne progressent qu'à l'ancienneté au Japon », rappelle Naohiro Yashiro. Se voyant garantis un emploi à vie et une minuscule mais régulière augmentation annuelle, les travailleurs en CDI acceptent d'en « baver », surtout les premières années, et se renflouent en heures sup. Encore moins bien payés et protégés, les travailleurs sans CDI, soit 38 % de la population active, doivent eux accepter sans broncher le volume horaire que leur concède l'entreprise. « Dans ce système peu flexible à deux vitesses, il n'y a pas de concurrence des salaires, mais les employés s'affrontent pour obtenir de leur direction un bon poste au sein de la structure. C'est la course en avant », résume le spécialiste.

Pour être bien vu de son manager et éviter, par exemple, une mutation dans une filiale lointaine, on ne part jamais du bureau avant lui. « On m'a même rapporté des cas d'employés qui ne souhaitaient pas rentrer trop tôt chez eux de peur du qu'en-dira-t-on de leurs voisins ou de leurs proches sur leur manque de sérieux », raconte Christophe Duchatellier, le PDG d'Adecco en Asie-Pacifique. « Toute la culture d'entreprise de l'après-guerre s'est construite sur ce gros volume de travail, l'importance des heures de présence au bureau et la consolidation de relations professionnelles, souvent après le travail », insiste le chercheur Jesper Edman de la Hitotsubashi University. La longue journée se finit ainsi souvent avec quelques Asahi fraîches et des collègues, dans une « izakaya » - sorte de brasserie - non loin du bureau. On prendra le dernier train un peu éméché.

Ce culte du groupe et cette loyauté, encouragés dans l'entreprise nippone, poussent encore les salariés à ne jamais « abandonner » leurs collègues en partant plus tôt ou en prenant un congé à une date inopportune. Autant de contraintes qui n'encouragent pas un épanouissement de la vie familiale. « C'est aussi l'un des principaux barrages à l'inclusion des femmes dans la vie active », remarque Jesper Edman. Dans un tel système, il leur est impossible de conjuguer une vie de famille avec un emploi à temps plein. Elles ne peuvent faire carrière et se cantonnent au travail temporaire peu rémunéré et mal protégé. Selon le ministère du Travail, 65 % des employés « irréguliers » sont des femmes.

« La réforme du mode de travail est un enjeu sociétal mais aussi économique », reconnaissait en septembre le Premier ministre Shinzo Abe, qui s'inquiète de l'effondrement démographique du pays et de cette difficile intégration des femmes alors que le Japon souffre de ses premières pénuries de main-d'oeuvre. Des études, comme celle de John Pencavel à Stanford, suggèrent même que le surmenage contribuerait à la très mauvaise productivité du pays. Pour tenter de changer les états d'esprit, le chef du gouvernement a lancé, à l'automne, un panel de réflexion sur le sujet. Des entreprises ont déjà pris quelques initiatives. Même Dentsu. Le géant de la pub a décidé en novembre de « limiter » à 65 les heures sup autorisées chaque mois par employé. Officiellement, cette limite était jusqu'alors de 70 heures.

Dans plusieurs grands groupes, la direction a imposé une coupure de l'éclairage des bureaux à 22 heures pour pousser leurs équipes dehors. Mais, dans nombre de cas, les salariés se sont acheté des lampes portables de camping pour finir leurs dossiers. D'autres éteignent donc d'autorité le wi-fi, la clim et les machines à café pour décourager le travail de nuit. Chez Saint-Works, à Tokyo, les employés portent, une fois par mois, une petite cape violette indiquant l'heure à laquelle ils quitteront, quoi qu'il arrive, le bureau. La maison de commerce Itochu a, elle, totalement interdit le travail après 22 heures et se montre stricte avec ceux restant après 20 heures. « Il y a des efforts. Les entreprises sont plus vigilantes mais il faut être habile. Une perte d'heures sup est toujours vécue comme une perte de revenus », explique Christophe Duchatellier. Chez Adecco, il a réussi à diviser par deux le nombre d'heures supplémentaires de ses équipes en introduisant d'autres formes de rémunération à la performance. « On explique que la qualité du travail ne se mesure pas au nombre d'heures passées derrière son ordinateur. »

Le gouvernement promet aussi une réforme du Code du travail mais se montre, pour l'instant, très timoré. L'imposition d'un plafond légal des heures supplémentaires est à peine évoqué. Les grands groupes, déjà qui manquent de main-d'oeuvre, assurent qu'un effondrement des heures sup déstabiliserait leur activité. Et les syndicats, qui valident au cas par cas avec les directions les volumes possibles d'heures sup, rappellent avec malice la stagnation des salaires, que Shinzo Abe avait promis de doper avec ses Abenomics, et mettent en garde l'exécutif contre une chute de la consommation en cas de remise en question du fonctionnement actuel. « Les deux parties ne voulant pas changer le système, sa réforme va être très difficile », soupire Naohiro Yashiro.

Consciente de cette inertie, la mère de Matsuri Takahashi a écrit le 25 décembre une longue lettre aux médias du pays. « Si la mort de Matsuri a au moins déclenché une réflexion sur la manière dont les Japonais travaillent, c'est une bonne chose. Mais aucune réforme ne sera vraiment réussie si l'état d'esprit des gens dans le pays ne change pas. »

Correspondant à Tokyo Yann Rousseau

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