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Lois Hartz : comment les réformes allemandes du marché du travail ont achevé la gauche

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Les réformes du marché du travail menées dans les années 2000 par les sociaux-démocrates ont fini par les tuer politiquement. Par ailleurs, elles ne contribuent pas à faire de l'Allemagne ce «miracle économique» dont la France aimerait tant s'inspirer.
par Johanna Luyssen, Correspondante à Berlin
publié le 25 septembre 2017 à 15h58

«Für ein Deustchland, in dem wir gut und gerne leben» : «Pour une Allemagne où il fait bon vivre». On a vu partout cette affiche électorale de la CDU, avec le visage souriant d'Angela Merkel, et ce slogan aussi plat que rassurant.

Rassurant, comme le bilan économique qu’Angela Merkel porte comme un trophée, après douze ans à la chancellerie : elle peut revendiquer un taux de chômage de rêve (5,6%) et une économie qui va bien, très bien, à faire pâlir n’importe quel pays de l’Union – en premier lieu, la France, partiellement inspirée par le si fameux «modèle allemand» dans sa réforme de la loi travail. Du coup, cette phrase qui fleure bon les années 50 a pu être répétée à l’envi, avec une chancelière orchestrant une molle campagne, sur l’air de «Voyez comme l’Allemagne se porte bien. Voudriez-vous vraiment que ça change ?»

Comme elles semblent loin les années 2000 où l’Allemagne était considérée comme «l’homme malade de l’Europe», avec un taux de chômage autour de 10%, un déficit public à plus de 3 % du produit intérieur brut et une croissance en baisse… A l’époque, le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder met en place les fameuses «lois Hartz», adoptées entre 2003 et 2005. Elle ont durci l’accompagnement des chômeurs afin de les forcer à accepter un emploi, même sous-qualifié, encouragé l’usage des « minijobs », ces emplois à temps partiel précaires – plafonnés à 450 euros, sans cotisations sociales ni retraites – des jobs d’appoint en somme. Ajoutons à cela une réduction de la période d’indemnisation du chômage et de la fin des départs anticipés en retraite, et l’on obtient un cocktail assez explosif pour les salariés.

«Le mythe Hartz»

Pourtant, la petite musique que l'on entend régulièrement, en Allemagne comme en France, c'est celle-ci : le miracle économique allemand de la fin des années 2000 serait dû aux lois Hartz. «Cette histoire est fausse, explique à Libération Christian Odendahl. Ce redressement est dû à d'autres facteurs.» Cet économiste allemand, membre du Centre for European Reform, un think tank européen basé à Londres, a publié cet été une note très tranchée sur le sujet, intitulée «Le mythe Hartz». Il détaille les facteurs qui ont permis le redressement de l'Allemagne à l'époque : d'abord, les produits allemands sont de haute valeur ajoutée et se sont massivement exportés ; ensuite les relations entre les entreprises et les syndicats, qui se sont montrés flexibles, ont permis des ajustements quant aux conditions de travail des salariés, permettant, certes, de baisser les horaires de travail à certains moments, mais, du coup, de préserver les emplois ; enfin, le rebond du commerce mondial, particulièrement au moment de la crise financière de 2008-2009, a été déterminant. «Si l'Allemagne s'en est si bien sortie pendant la crise financière, par exemple, c'est en partie parce que la Chine ainsi que des marchés émergents investissaient massivement pour faire tourner l'économie, et que les entreprises allemandes, conjointement avec les syndicats, ont su s'adapter à la situation. Par exemple elles ont eu recours au chômage partiel, c'est vrai ; mais c'est un levier qui existait bien avant les réformes Hartz.»

Les femmes particulièrement touchées

Résumé grossièrement, cela donne : l'Allemagne, comme Merkel, ont bénéficié d'un excellent timing. Surtout, la face cachée des lois Hartz, la voici : le nombre de bas salaires a grimpé de façon spectaculaire en Allemagne. 23% des Allemands touchent deux tiers ou moins du salaire horaire brut médian, contre 8% en France. «1 Allemand sur 5 travaille pour moins de dix euros de l'heure, explique Dierk Hirschel, chef de la politique économique du syndicat allemand Verdi, qui revendique plus de 2 millions de membres. Les femmes sont particulièrement touchées par ces inégalités : elles représentent 80% des minijobs, et 80% des temps partiels. 3 millions d'Allemands ont deux boulots… Pour louer un appartement, il vous faut au moins deux minijobs. Beaucoup de salariés ont un travail à temps plein mal payé, qu'ils complètent avec un minijob pour s'en sortir.» Les lois Hartz ont favorisé les inégalités et la pauvreté, comme le raconte la note de Christian Odendahl : «La part de personnes "menacées de pauvreté" est passée de 11% dans les années 90 à environ 16% aujourd'hui.»

Politiquement, les lois Hartz ont coûté cher aux sociaux-démocrates du SPD ; on peut estimer aussi qu'ils ont récolté ce qu'ils ont semé. D'abord parce que c'est le chancelier Schröder, un des leurs, qui en est l'instigateur, mais que c'est une chrétienne-démocrate, Angela Merkel, qui en recueille aujourd'hui les fruits. La chancelière l'a formulé à sa manière lors de la visite du Premier ministre français, Edouard Philippe, à Berlin le 15 septembre en disant, au sujet de la réforme française du droit du travail : «L'Allemagne a fait l'expérience que les effets tardent à se faire sentir. Mais ils se font sentir.»

Situation paradoxale

«Le SPD se retrouve dans une position terrible, dit Christian Odendahl. Soit ils soutiennent ces lois, qui sont impopulaires ; soit ils disent que c'est allé trop loin, mais en ce cas on peut leur opposer qu'ils en étaient à l'origine. En cette campagne ils auraient pu dire, tenez, nous avons mis en place cet Agenda 2010, dont les lois Hartz étaient l'une des composantes, et oui, cela a fonctionné, mais établissons ensemble un nouvel agenda, travaillons davantage sur la question des bas salaires. Ils auraient pu mettre à l'épreuve avec plus de force ces lois, mais ils ne l'ont pas fait, ou trop timidement. Certes, il y a vingt ans, on aurait pu leur opposer l'argument qu'apporter plus de justice sociale mettrait l'économie en danger, mais aujourd'hui, ça n'est plus le cas… Même le FMI dit que les inégalités mettent en danger la croissance !»

La situation est paradoxale : ce sont donc les sociaux-démocrates, censément un peu plus à gauche, qui ont durci les conditions de travail des Allemands ; mais les chrétiens-démocrates, plus à droite, qui ont contribué à «déschröderiser» le travail, par exemple en mettant en place le salaire minimum en 2015. «C'est du classique chez Angela Merkel, dit Christian Odendahl. Je vous mets au défi de me citer une réforme qui vienne vraiment de la CDU… L'allocation parentale et le congé parental viennent d'eux, mais après que les Verts et le SPD se sont battus pour ça. Le mariage gay aussi. Le salaire minimum également… C'est l'une des tactiques de Merkel : elle attend que quelque chose ait assez fermenté dans le débat public, et dès qu'elle sent que l'opinion centriste mainstream est prête pour quelque chose, elle y va ; jamais avant. Pendant ce temps, le SPD essaye de pousser pour que les choses changent, avant même que la société n'y soit prête. Mais c'est finalement Merkel qui les met en place. Et elle récolte les lauriers à la fin !»

Mais la chancelière a-t-elle vraiment gagné cette fois ? La question se pose au lendemain du scrutin. Il semble surtout qu’en atomisant la gauche, Merkel l’a rendue aphone sur les questions sociales. Ce qui a permis, dans une campagne qui fut de l’avis général ronronnante, de laisser d’autres sujets occuper le devant de la scène. Comme la question des réfugiés, par exemple, thématique trustée par l’AfD. Et dont on a vu qu’elle leur était fructueuse…

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