Plutôt que de se diriger vers une retraite paisible, de plus en plus de baby-boomers vieillissants se retrouvent à la rue après avoir perdu leur emploi en toute fin de carrière. Souvent seuls et trop âgés pour trouver du travail, ces anciens camionneurs, techniciens, travailleurs d'usine ou agents d'immeuble dorment dans les missions en attendant d'être assez vieux pour recevoir une pension du gouvernement. Si les experts n'arrivent pas encore à évaluer précisément l'ampleur du phénomène, ils savent qu'il prend de l'importance. Tout cela, à cause du ralentissement économique, du vieillissement de la population et de l'isolement des aînés. Dans la rue, les ressources sont rares pour les gens de leur âge.



«Je vais vivre à la Maison du Père jusqu'à mes 65 ans.» Résigné, Réjean Saint-Gelais raconte comment, à 61 ans, après 31 ans sur le marché du travail, il a atterri dans la rue. Propre, rasé, un col de chemise sans plis dépassant sous son chandail de laine bleue, l'homme robuste n'a rien du stéréotype du vieux clochard avachi sur un banc de parc.

Réjean Saint-Gelais se lève chaque jour de bonne heure, il se lave, se coiffe, se rase et met des sous-vêtements propres. «Moi, les gars qui ne prennent pas soin d'eux, ceux qui ne se ramassent pas, ça m'énerve. Ce n'est pas parce qu'on n'a pas de maison qu'on doit vivre comme des cochons.»

Il y a bien un an que le sexagénaire est sans-abri. Coup sur coup, il a perdu son emploi et sa femme, morte des suites d'une grave maladie. «J'ai fait une grosse dépression», dit-il en sirotant un café, assis dans un fauteuil de cuir dans la salle commune de l'organisme PAS de la rue, un des rares à s'occuper des sans-abri et des gens très pauvres de plus de 55 ans. Incapable de trouver un emploi assez stable pour se remettre sur pied financièrement, M. Saint-Gelais attend de souffler 65 bougies (ou 67 avec la réforme du régime de pension du gouvernement Harper) pour recevoir sa rente de vieillesse. D'ici là, avec moins de 500 $ par mois, il n'a pas assez d'argent pour un logement.

«Depuis la crise économique de 2008, on voit de plus en plus de cas comme le sien», note Sébastien Payeur, directeur de PAS de la rue. Dans leur local tout neuf du boulevard René-Lévesque, lui et ses collègues accueillent de 35 à 45 usagers chaque jour. Ils leur offrent du café, un bol de gruau le matin et deux bols de soupe maison le midi.

La fréquentation est en hausse. «Il y a des semaines où on reçoit un ou deux nouveaux par jour», dit M. Payeur. Difficile à cerner précisément, le phénomène a néanmoins pris une telle ampleur que des experts commencent à s'y intéresser de près.

Grande précarité

Pour toutes sortes de raisons - maladie, suppressions de postes ou fermetures d'entreprises -, ces personnes, surtout des hommes, perdent leur emploi à un âge déjà avancé. Souvent seuls, ils se retrouvent dans un état de grande précarité. Comme Réjean Saint-Gelais, ils sont trop vieux pour intéresser des employeurs, mais trop jeunes pour recevoir de l'aide gouvernementale.

«On a beau essayer de s'en sortir, personne ne veut de nous, rage Yvan Grenier. Disons qu'on n'a pas le profil idéal pour un employeur.» L'homme de 60 ans a vécu quelques années sans domicile fixe, passant d'un dortoir à l'autre, avant de finalement s'en sortir en passant le balai dans la rue. Il avait auparavant travaillé 20 ans pour une entreprise d'aviation, dont plusieurs années en tant que chef magasinier.

«Le message que la société envoie aux itinérants, c'est de se trouver du travail, mais pour les 55-65 ans, ça ne s'applique pas. Ils sont mis de côté», dit Sébastien Payeur. Sans compter que les gens de cet âge sont nombreux à avoir fait toute leur carrière dans un même domaine, sans nécessairement détenir de diplôme. «Ils ont peu de qualifications, ne sont pas à jour ou ont occupé un poste qui n'existe plus», explique la professeure Lucie Gélineau, experte des questions de pauvreté, qui réalise une étude sur la clientèle du PAS de la rue. Parfois, ils ne sont tout simplement plus capables physiquement d'accomplir les tâches disponibles.

Pas les moyens

Selon ce qu'a découvert Mme Gélineau, ces nouveaux itinérants n'ont pas les moyens de combler leurs besoins de base. Plusieurs n'ont pas le choix de dormir dans les missions s'ils veulent garder un peu d'argent pour autre chose. Selon Mme Gélineau, une personne seule a besoin de 13 000 $ par année pour vivre décemment. Le montant moyen de l'aide sociale est d'environ 700 $ par mois. Certains reçoivent aussi peu que 400 $.

Ainsi, à l'aube de la vieillesse, le corps usé et l'esprit fatigué, ils perdent tout. La majorité de la clientèle du PAS de la rue est malade, selon son directeur. Diabète, problèmes coronariens, arthrite, pertes de vision... Le vieillissement, quoi. Dans la rue, leur état de santé ne fait qu'empirer.

Des choses aussi anodines que des ongles trop longs peuvent devenir de véritables problèmes. «J'ai une bedaine moi, lâche Réjean Saint-Gelais en se prenant le ventre à deux mains. Alors mes ongles d'orteil, je n'arrive pas toujours à les couper. Mais ça me met mal à l'aise de demander à quelqu'un d'autre de le faire. J'ai ma fierté.» Des hôpitaux offrent des services de soins de pieds à 60$. Il n'en a pas les moyens. Et les missions ne le font qu'une fois par mois. Il y a foule.

L'homme, véritable colosse, a aussi des troubles de sommeil. Il n'a plus de carte d'assurance maladie, alors il achète des somnifères sur le marché noir. Il n'en connaît même pas le nom. «Tout ce que je sais, c'est que ça me fait dormir comme un bébé.»

Les soins de santé, pourtant essentiels chez des hommes de son âge, sont difficiles d'accès. «Les CLSC ne savent pas quoi faire avec eux, alors ils les réfèrent à la clinique itinérance du CSSS Jeanne-Mance [la seule à Montréal]», déplore M. Payeur. «À l'hôpital, ils sont discriminés», ajoute-t-il. La situation s'aggrave lorsque certains vivent des problèmes de santé plus graves. Ceux qui se font opérer, par exemple, passent leur convalescence dehors. «Il faut revaloriser la vieillesse. C'est la seule solution», dit Sébastien Payeur, qui organise ce matin un point de presse dans l'espoir de sensibiliser la population à ce qu'il qualifie de «situation inacceptable». «Il faut des changements politiques, sociaux et structurels qui permettront d'éviter que de plus en plus de nos aînés tombent dans l'impasse.»

Le PAS de la rue organise le 18 octobre un spectacle-bénéfice animé par Jean-Marc Chaput au théâtre Rialto. Johanne Blouin et plusieurs artistes de la relève monteront sur scène.

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Portraits

Jamais YVAN GRENIER n'aurait pensé qu'il se retrouverait un jour à la rue. Jusqu'à il y a quelques années, le sexagénaire était chef magasinier pour une compagnie d'aviation. Il avait une maison, une femme, une famille. «J'avais un bon rythme de vie. Tout allait bien.» Puis, son entreprise, Québécair, a fait faillite. Il s'est trouvé un emploi chez un concurrent, qui a aussi fermé ses portes. Puis chez un autre. Il a perdu son poste. Découragé, il a changé de branche, en pleine cinquantaine, et s'est dirigé dans la restauration. Il a connu un succès mitigé. Puis, il y a eu son divorce. Et ce fut la spirale, qui l'a entraîné jusque dans les bas-fonds. L'été dernier, il passait encore ses nuits dans les missions. «Je n'ai jamais été un itinérant», martèle l'homme, impeccable, les cheveux coiffés par en arrière avec du gel. «J'étais un sans-abri. Mais je n'ai pas perdu ma dignité. Je me lavais tous les jours, je portais des vêtements propres et je prenais soin de ma personne. Je n'avais juste pas de maison.» À force d'efforts et de petites économies obtenues grâce à des emplois ingrats, comme celui de balayeur de rue, il a réussi à ramasser assez d'argent pour prendre un petit appartement. Il l'habite depuis août. Mais son statut reste précaire et il lui arrive encore parfois de manger dans les organismes d'aide.

Photo André Pichette, La Presse

YVAN GRENIER

RICHARD O'FARREL, 60 ans, fréquente les missions depuis quelques années déjà. Durant longtemps, l'ancien résidant de Saint-Lin, dans les Laurentides, a travaillé dans un abattoir de la rive nord. Jusqu'au jour où il a perdu son permis de conduire après s'être fait prendre ivre au volant dans un barrage policier. «Sans voiture, je ne pouvais plus me rendre au travail, alors j'ai déménagé à Montréal.» Il a cumulé les petits boulots avant de trouver un emploi comme encarteur au Journal de Montréal, dont l'imprimerie était située jusqu'à récemment sur la rue Frontenac. Il a occupé ce poste quatre ans avant que les presses du quotidien ne déménagent à Mirabel, en 2007. Au chômage à 55 ans et aux prises avec un problème d'alcool, il n'a pas réussi à trouver un nouvel emploi. «J'ai perdu mon appartement et je me suis retrouvé à la Maison du Père», raconte-t-il. L'homme y vit toujours. Là, et à la Old Brewery Mission. L'argent qu'il reçoit aujourd'hui de l'aide sociale (moins de 500$ par mois, dit-il) ne suffit pas à payer une chambre et de la nourriture.

Photo André Pichette, La Presse

RICHARD O'FARREL

RÉJEAN SAINT-GELAIS a sombré quand sa femme est morte en 2011. Il avait perdu son emploi un an plus tôt parce que l'agence de placement de personnel où il travaillait depuis 31 ans avait fermé ses portes. «J'ai bien essayé de trouver autre chose, mais disons que mon CV n'était pas sur le top de la pile.» Son épouse était tout ce qui lui restait, raconte l'homme. Après sa mort, il a fait une profonde dépression. Sans le sou, déprimé et alcoolique, il a omis de payer un mois de loyer. Puis un autre. Et un autre encore. Le propriétaire l'a expulsé de son quatre et demi de la rue Bourbonnière. À 61 ans, il a atterri à la Maison du Père. Les quelque 400$ qu'il reçoit chaque mois de l'aide sociale lui permettent de manger, de s'habiller et de prendre un verre de temps en temps. «J'essaie de ne pas trop traîner dans les bars, parce que je sais que si je prends une bière, j'en prends deux, dit-il. Et si on est saoul, on n'entre pas dans les missions pour la nuit.» Pour résister à la tentation, il se garde occupé. Il siège notamment aux conseils d'administration de la Maison du Père et du PAS de la rue. Bénévolement.

Photo André Pichette, La Presse

RÉJEAN SAINT-GELAIS