Les géants américains de la high-tech sont fébriles. De quoi ont-ils peur ? De l'avenir ! La séquence assez spectaculaire de la fin août illustre cette nouvelle donne. Le chassé-croisé opéré par Google et HP la même semaine en est même troublant. Le premier, présent uniquement sur le "soft" (c'est-à-dire les logiciels et les services), a racheté un fabricant de "hard" (le matériel), tandis que le second, présent sur les deux pieds de l'informatique, a annoncé qu'il ne jurerait plus que par le "soft" et envisageait une scission, voire une cession, de son activité de fabrication de PC.
Le 15 août, Google, numéro un de la recherche sur Internet, génie des algorithmes et champion des centres de calcul informatiques, a annoncé le rachat de Motorola Mobility, le fabricant américain de téléphones mobiles. Tout dans cette opération tranche avec l'histoire de Google. D'abord le montant, 12,5 milliards de dollars (8,7 milliards d'euros), est le plus élevé jamais mis sur la table par le groupe pour une acquisition.
Ensuite, la cible. Les acquisitions sont monnaie courante dans la Silicon Valley, quand il s'agit de gagner du temps en achetant une technologie qui émerge ou une équipe qui fait des étincelles sur un segment de marché nouveau et prometteur. Mais cette fois, c'est sur une entreprise en perte de vitesse que le géant de l'Internet jette son dévolu. Motorola est une vieille entreprise (fondée en 1928) qui a dû être scindée en deux en janvier pour sortir d'une spirale infernale qui a failli emporter le groupe. Motorola, auteur du premier téléphone portable en 1983, qui s'est imposé sur le podium mondial pendant plus de deux décennies, n'avait au second trimestre 2011 que 2,4 % du marché mondial du mobile, selon le cabinet Gartner.
Google est dans une opération défensive qui n'a pas grand-chose à voir avec "l'esprit start-up" que le cofondateur Larry Page voulait redonner au groupe en en reprenant les rênes en avril. Le moteur de recherche vise en premier lieu les 17 000 brevets (plus 7 500 en attente d'homologation) de l'ex-roi américain du mobile. Dans une période où les procédures judiciaires se multiplient entre Apple, Google, Samsung, RIM (BlackBerry) ou Nokia, détenir un arsenal de droits de propriété intellectuelle devient un atout. Un revirement pour la société de Mountain View, jusqu'ici prompte à moquer IBM ou Microsoft, qui thésaurisent les brevets.
Le second objectif, plus risqué, est l'intégration. Google veut se renforcer dans l'Internet mobile. Alors que le mobile deviendra la première porte d'entrée du Web, le numéro un mondial de la recherche sur Internet doit coûte que coûte trouver sa place dans la poche des centaines de millions (bientôt des milliards) de personnes dotées d'un smartphone. Le système d'exploitation (le logiciel qui fait tourner la machine) Android développé par l'américain est déjà celui qui a la plus grosse part de marché, notamment grâce aux téléphones des fabricants asiatiques Samsung et HTC ou de son compatriote Motorola.
Face à Apple, Google préfère donc racheter l'un de ses partenaires, Motorola, quitte à jeter les autres dans les bras d'un troisième éditeur de système d'exploitation, Microsoft. La stratégie de partenariat a ses limites. Dans le domaine des technologies, les entreprises ont développé depuis dix ans une politique volontariste de partenariats, afin d'aller encore plus vite. Une situation qui devient délicate quand tombent les frontières entre informatique, électronique et télécoms. Apple et Google, aujourd'hui à couteaux tirés, étaient "amis" il y a peu. Le célèbre moteur de recherche n'a-t-il pas été monté sur tous les iPhone ?
D'autres renversements d'alliance sont à venir. Microsoft, Google et Apple sont successivement passés du statut de challenger sympathique à celui de géant menaçant d'asphyxie l'écosystème. Dans son pas de côté anti-Apple, Google a choisi de payer cher, en offrant une prime de 63 % aux actionnaires de Motorola Mobility. Le prix de quelqu'un qui n'a pas d'autre choix.
Ironie estivale, HP (l'ex-Hewlett-Packard) a, le 18 août, annoncé l'acquisition d'un éditeur britannique de logiciels, Autonomy, avec une prime équivalente, de 64 % du cours de bourse. Il ne voulait pas rater cette cible pour mieux annoncer un spectaculaire revirement. Le numéro un mondial du PC (64 millions de PC vendus dans le monde en 2010, pour un chiffre d'affaires de 41 milliards de dollars) annonce que l'avenir est aux services et aux logiciels. Léo Apotheker, le PDG arrivé en 2010 à la tête du groupe, envisage une scission de la branche PC. Un signal interprété comme le préalable à une vente. Cette fois, le lièvre à rattraper n'est pas Apple, mais IBM. L'inventeur du PC a, lui, dès 2005, revendu au chinois Lenovo ce qu'il considérait comme une activité de production de masse condamnée à la guerre des prix. Le problème de M. Apotheker est sa sincérité avec la Bourse. En proclamant que les PC, dont le groupe tire un tiers de son chiffre d'affaires, n'étaient plus l'avenir, il ne fallait pas s'étonner de voir les investisseurs faire chuter de 20 % le cours de l'action le 20 août. Un épiphénomène.
Ces groupes de technologie découvrent les soucis des entreprises classiques : l'arrivée de concurrents, des marchés dont la croissance ralentit, des marges qui s'effritent. La plupart des grandes valeurs américaines de la high-tech sont en berne. L'indice Nasdaq a davantage baissé depuis le début de l'année que le Dow Jones. Quelles sont les deux seules valeurs à faire mieux que le marché ? IBM (+ 16 % depuis le début de l'année) et Apple (+ 18 %).
IBM, la centenaire, a prouvé sa capacité de réinvention. Apple, aujourd'hui adulée, va devoir démontrer sa capacité de "ré-innovation", pour garder la tête haute. Un défi en forme d'héritage impossible que Steve Jobs a confié, le 24 août, à Tim Cook, en lui cédant les rênes du groupe.
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