[Entrevue] Alexandre Navarro
Découvrir la musique du compositeur d’origine française Alexandre Navarro l’an dernier fut l’une des plus belles choses qui me soit arrivée en 2017. Lorsque j’ai appris qu’il nous réservait un nouveau EP pour le mois de mars, j’ai immédiatement voulu mettre de l’avant sa sonorité intemporelle sur le site. C’est finalement sous le format d’une entrevue, survenue dans des conditions très particulières, que j’ai décidé de vous faire découvrir cet artiste fabuleux et son sublime nouvel album intitulé Imaginations. Préparez-vous à découvrir son univers très chaleureux et humain à travers une série de questions relatant ses débuts en musique, sa philosophie de création et ses nombreuses influences.
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Cela fait presque quinze ans que tu produis des albums solos à une vitesse effrénée. Quels éléments ont fait naitre chez toi cette passion pour la musique ambiante et expérimentale? Pourrais-tu nous résumer quel est le cheminement qui t’a permis de devenir le musicien que tu es aujourd’hui?
Je me rappelle qu’autour de 1995 dans un bar au Cap Ferret près de Bordeaux, un DJ mixait des sons que je n’avais jamais entendus. Je suis allé le voir pour savoir ce que c’était, car ça me fascinait et il m’a dit que ça s’appelait le trip hop et que ça venait d’Angleterre. Il m’a parlé de noms que je ne connaissais absolument pas, Ninja Tune, Mo’ Wax, etc. Je me suis précipité chez le disquaire dès mon retour à Bordeaux.
À l’époque, j’étais guitariste rock et je jouais en groupe depuis le lycée, mais à la faculté d’anthropologie j’avais rencontré un copain qui avait une MC-303 et qui bidouillait avec pendant une soirée. Je trouvais ça fantastique et, en discutant, il m’a dit qu’il voulait la vendre. Financé par mon emploi d’été, je lui ai acheté à 2000 francs, c’était ma toute première machine. Je me rappelle très bien de tout ça, car cela a marqué un vrai tournant dans ma vie de musicien et ma façon de faire de la musique. J’avais accès à des instruments qui me permettaient de composer tout seul: une guitare, des effets, une MC-303 et un petit 4 pistes à bandes. J’ai peu à peu abandonné la musique en groupe. Je me rappelle aussi d’une journée avec un copain en voiture où il passait un truc invraisemblable sur une compilation cassette, c’était Aphex Twin. Ce fut une immense claque, on s’était dit qu’ il se passait vraiment quelque chose de nouveau là!
Puis, un peu plus tard, toujours étudiant, un ami m’a initié à la musique concrète. Il y avait, à ce moment, un concours d’entrée au conservatoire de Bordeaux pour la classe de musique électroacoustique. On l’a eu tous les deux et on a suivi l’enseignement de Christian Eloy. Pour ma part, j’ai étudié pendant deux ans, puis je me suis éloigné de l’aspect purement «acousmatique» de la musique pour revenir à la mélodie. J’ai vraiment commencé à envoyer des démos quand je suis parti à Paris avec ma future épouse. À bien y penser, j’ai toujours aimé l’aspect instrumental de la musique. Au collège, fan de Depeche Mode, le morceau Agent Orange (Music For The Masses) me fascinait, m’intriguait. Je me disais que peut-être, un jour, j’essaierais de faire des trucs similaires si j’avais accès au monde des musiciens. Plus tard, au lycée, j’étais fasciné par les solos d’Hendrix, Slash, Page et Satriani.
À mon arrivée à Paris, j’ai composé un titre pop pour le groupe Frantic, un concours de circonstances faisant en sorte que j’avais rencontré le chanteur François Nolorgues qui travaillait à MCM. À ce moment, je voulais absolument essayer de vivre de la musique et je voyais bien que mes instrumentations resteraient assez confidentielles. Finalement, j’ai compris que je devais me concentrer sur ce que j’aimais le plus profondément. Et là, au bon moment, en 2005, est arrivée ma première signature avec le netalbel suisse Realaudio dirigé par Roger Stucki qui a produit mon premier album Please, Sit Down. Après un succès d’estime dans le microcosme du net audio de l’époque (Thinner, Archipel, etc), plein d’événements se sont enchainés. Les maisons de disques, les concerts, etc. On avait même organisé un mini festival Creative Commons sur les licences libres avec mon pote Baptiste Houssin (AH AH AH éditions). Je ne peux évidemment pas passer non plus à côté de l’aventure SEM Label avec Sacha Vojvodic qui a été fondatrice dans ma vie artistique.
Je me rends compte que je bavarde… Bon, disons que pour résumer, il y a eu mon beau père qui m’a initié à la guitare électrique au lycée autour de 1990. Cela a été le véritable déclencheur dans le fait de devenir musicien puis les groupes de rock et de chansons, la rencontre avec le trip hop, le drum and bass, le post-rock des années 1995-2000 et la musique électroacoustique. Depuis, la guitare, le sampling, les synthés et la recherche de textures sonores sont devenus centraux dans ma vie. Autant d’événements, de voyages et de rencontres qui ont nourri ma culture et mes goûts musicaux.
© Portrait – MCL
Tu as lancé le 5 mars dernier Imaginations un nouveau EP de cinq morceaux en format cassette. La composition Rêve d’Orient m’a particulièrement séduite par sa trame nostalgique très puissante. Pourrais-tu nous décrire le concept qui a aidé à forger l’album et aussi l’idée derrière ce morceau précis?
En fait, ma musique n’est pas «conceptuelle». C’est une musique d’émotions et j’ai un rapport très direct à mes machines ou mes guitares, ce sont de vrais instruments, les mélodies, les sons viennent ou non. D’ailleurs, c’est assez curieux, mais je cultive un rapport très spécial avec mes instruments. Oui, c’est vrai, il y pas mal de nostalgie dans ma musique, quelque chose qui vient de loin. Je vais sûrement en faire sourire certains, voir me ridiculiser, mais je crois profondément en l’âme. C’est la première fois que je parle de ça, mais faire de la musique c’est comme une tentative d’approcher mon âme pour partager ce qu’il y a de plus vrai en moi et j’ai l’impression que c’est parfois le cas. Comme le disait le cinéaste Andrei Tarkowski: «Si le monde était parfait, il n’y aurait pas besoin d’artistes». L’acte de création est aussi là pour surmonter la dureté du monde et pourquoi pas le transformer. Cela va au-delà de l’aspect identitaire et historique de l’artiste, c’est quelque chose de primordial. J’ai récemment écouté une entrevue de François Cheng à ce sujet qui était passionnante.
Composer est toujours une petite aventure. Où va-t-on m’emmener cette fois-ci? Tu vois? J’attends et puis ça vient, je progresse vers des zones, des territoires qui ont souvent trait au rêve, à l’âme et puis aux ressentis du moment. Alors, c’est peut-être ça le concept. Les titres des morceaux et de l’album viennent après et je ne sais pas trop comment en fait (lectures, films, rencontres, etc). C’est un peu le hasard objectif d’André Breton, «Ça se produit». C’est comme choisir le nom de son enfant, on a beau tergiverser, à un moment ou à un autre il s’impose de lui-même.
Tu as récemment participé à une compilation musicale du Indie Rock Mag inspirée de la mythique série télévisuelle Twin Peaks. De quelle manière ce grand classique de David Lynch et Mark Frost a-t-il marqué ton imaginaire? Est-ce que le cinéma et l’art visuel en général t’influencent beaucoup dans ta manière de faire de la musique?
Comme je leur avais dit, je ne connaissais pas bien la série, mais étant cinéphile et ayant découvert la série par le film, je connaissais bien l’univers de Lynch. Cette faculté de travailler sur le rêve et la réalité avec une facilité que peu de cinéastes sont capables de produire. Ça m’amusait bien sûr de composer quelque chose pour eux. Après, j’ai vu la nouvelle saison qui est complètement barrée et je l’ai trouvé excellente avec toujours ce mélange étrange d’humour et de fantastique poussé dans ses retranchements. J’adore le cinéma, c’est un art complet, une source d’inspiration, notamment l’anticipation. D’ailleurs, je suis récemment devenu fanatique de Denis Villeneuve, un réalisateur bien de chez vous!
Au fil des années, tu as créé et dirigé plusieurs étiquettes comme DISQ AN, EKO Netlabel et SEM Label. Avec l’évolution frénétique de la manière de consommer la musique, comment parviens-tu à trouver tes repères et garder la motivation face à une industrie en pleine remise en question?
Je ne sais pas si on peut véritablement parler de «motivation», disons que j’ai envie. J’ai besoin de faire de la musique, c’est primaire chez moi. J’ai aussi besoin de nouer des liens et d’avoir des labels. C’est vrai, j’ai pu, grâce aux étiquettes, rencontrer énormément de gens de tous horizons et je crois que ça été la chose la plus positive et la plus riche qui est ressortie de ces expériences. Quand on rencontre des âmes, le charme opère parfois et, ça, c’est magique, les affinités électives, car finalement on ne s’attache pas aux personnes pour leur intellect, mais parce qu’on est charmé. Ça n’a rien à voir avec le fait d’être artiste ou en phase intellectuellement. C’est grâce à Deleuze que j’ai identifié cet aspect des choses et ça rejoint d’ailleurs son concept de territoires. Tous ces territoires identitaires en développement, agencements mouvants qui sont liés au désir de créer, de «délirer» le monde. C’est la fabrique de l’âme et c’est une façon de dire non au matérialisme ambiant.
C’est vrai que ça me motive, mais en même temps, je ne force plus les choses comme avant, je laisse venir. Ça continue avec HEP qui est une place pour mettre en avant des artistes français par le biais de mixtapes et j’ai aussi créé récemment Les disques imaginations pour m’amuser encore à publier des compositions d’artistes qui m’enthousiasment. Ça ne sera d’ailleurs pas forcément que «franco-français», même si je peux dire pour l’instant qu’il y a aura une composition de Octave (Olivier Depardon) et une de Paulie Jan à la fin de cette année ou début 2019. Pour le coup, il y a là un concept, c’est de faire un titre entre 7 et 9 minutes qui sera gravé sur un vinyl cut unique puis disponible en téléchargement libre. Du gros business tu vois!
© Home stud – Kim
Depuis le début de ta carrière, tu as collaboré à quelques reprises avec la maison de disques russe Dronavirm. La dernière occasion remonte à janvier dernier avec le morceau Atome pour la compilation Illuminations II. La bouillonnante scène ambiante jaillissant de l’Europe de l’Est est l’une de mes favorites actuellement, comment le lien s’est-il établi entre vos deux entités?
En fait, c’est Dmitry Taldykin qui m’a contacté en 2013 pour un album et j’ai alors composé Lost Cities. Il est sorti au format cassette, ça suivait d’ailleurs la sortie de Sketches sur le label américain Constellation Tatsu. Il me contacte régulièrement pour des compilations et j’apprécie toujours de collaborer avec eux. En plus, c’était pour une œuvre caritative, ça ne pouvait donc que me conforter.
En fréquentant ton site web ou ta page Tumblr, il est facile de constater que tu possèdes également une grande admiration pour la photographie. Quel est ton rapport avec l’image et quelle place prend-elle dans ta vie artistique?
Mon Tumblr est une sorte de carnet que je dois être à peu près le seul à regarder de temps en temps (rire), mais j’aime bien faire des photos, ça a toujours été le cas. En revanche, je ne m’y connais pas plus que ça. Je trouve que c’est d’ailleurs un art assez difficile, c’est très rare de sortir quelque chose de spécial, qui interpelle vraiment sans tomber dans le cliché (c’est le cas de le dire). J’ai récemment acheté un Polaroid à ma fille ainée pour son anniversaire, on s’est bien amusé, c’est très doux. C’est un peu comme les synthés analogiques.
Il serait difficile de camoufler tes liens avec la ville de Montréal, que ce soit par le biais de ta parution sur le label Archipel l’an dernier ou encore par tes récurrentes collaborations avec le producteur Pheek. Quelle genre de relation entretiens-tu avec cette ville? Aurons-nous la chance de t’y voir jouer dans un avenir rapproché?
Ça remonte à loin, car Pheek m’avait contacté en 2006 pour un EP. Enfin, je ne sais plus c’est peut-être moi qui lui avait proposé quelque chose, je ne me rappelle pas. En fait, il avait eu une très bonne idée à l’époque qui était de créer des ensembles de sons produits par les artistes eux-mêmes afin qu’ils soient disponibles librement pour que d’autres artistes les utilisent dans leurs compositions, une sorte de boite à sons. Et, du coup, j’ai fait deux EPs avec Archipel. Quand il était venu jouer à Paris, il était passé à la maison. Puis, dix ans plus tard, il me recontacte pour un album! Anti-Matière est sorti en 2017, ça nous a permis de reprendre contact et maintenant c’est lui qui masterise mes albums, car il est vraiment en symbiose avec ma musique. Il est super doué, il ne fait pas juste un travail technique, c’est ce que j’aime. Pour venir jouer, j’attends vos invitations!
Tu as été particulièrement actif dans les douze derniers mois, ton immense productivité saute donc aux yeux. Prendras-tu un peu de recul et de temps pour souffler prochainement? Pour conclure, pourrais-tu nous dire à quoi nous pouvons nous attendre de ta part pour le reste de 2018?
Tu en as marre, c’est ça? Héhé… Non, en fait je compose régulièrement, je fais énormément de titres qui ne sortiront jamais, car je ne les aime pas assez tout simplement. Après, j’ai quand même des périodes de creux, mais comme j’ai pas mal de morceaux sous le coude. J’aimerais sortir un album à la fin de l’année. Faire un peu comme pour l’album Routes, une sorte d’histoire imaginaire sur un format assez long, avec des tonalités et couleurs différentes entre les titres, on verra. J’ai acheté récemment une production inédite de Bernard Parmegiani, Rock, qu’il avait composé pour un documentaire télévisé dans les années 1980, j’ai adoré. Ce sont aussi ces génies-là qui me donnent toujours envie de continuer, un peu comme François de Roubaix que j’adore. Il y a une grande liberté dans leur musique avec une forme de naïveté qui est essentielle dans ma démarche. J’aimerais aussi essayer de travailler avec des gens qui écrivent en français, l’avenir dira.
Merci pour ton temps!
© Live – Pascal Greuter
- Révision du texte par Geneviève.